Voyageurs savants

A l’issue de ma soutenance de thèse, l’un des membres de mon jury m’avait suggéré d’approfondir mes recherches en examinant des observations de naturalistes voyageurs sur les productions naturelles que les explorations dévoilaient aux Européens. Souhaitant avant tout, à l’issue de ma thèse, changer de registre, j’ai détourné cette suggestion en m’intéressant aux difficultés dont semblaient témoigner de nombreux textes de voyageurs savants lorsqu’il s’agissait de décrire de nouveaux territoires. Comme si, là encore, il manquait à la fois un langage et, avant cela, un exercice du regard, pour percevoir la cohérence et la spécificité des réalités nouvelles qui s’offraient à leurs yeux.

Un projet de recherche post-doctoral consacré à la représentation de l’Amérique du Sud dans les écrits des voyageurs savants m’a conduit à explorer les écrits de Charles-Marie La Condamine, Joseph de Jussieu, Alexandre von Humboldt, par exemple. A partir de là, mes questionnements se sont déclinés autour de trois axes principaux qui m’ont souvent conduite à élargir le spectre géographique choisi:

a) SAUVAGES ET BARBARES: les voyageurs rencontrent souvent des « sauvages » au cours de leurs voyages. Ils les décrivent en recyclant d’anciennes représentations, au point qu’on peut souvent douter de la réalité de la rencontre. Ils mettent en scène des échanges complexes avec des populations qui parlent peu ou pas du tout la langue du colon. Ces représentations étant connues, je me suis dirigée vers un autre aspects qui me paraissait intéressant:

comment ce que disent les populations natives sur la nature (productions naturelles, histoire du territoire, géologie, etc.) apparaît-il dans les textes? Comment utilise-t-on leurs légendes pour mieux comprendre des lieux dont l’histoire semble avoir été presque entièrement effacée par la colonisation? Que fait-on des savoirs de ces « sauvages » et « barbares » qui fascinent tant, le XVIIIe siècle?

Quelques publications

– « Un missionnaire suisse en Amazonie », dans Les Voyages scientifiques. Bulletin de l’Association Culturelle pour le Voyage en Suisse, n° 2, 2021, p. 17-22.
– Avec Françoise le Borgne et Odile Parsis (direction d’ouvrage), Les savoirs des primitifs, des barbares et des sauvages aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Garnier, 2018.
– « Comment les récits fondateurs amérindiens (dé)construisent le savoir européen », dans Françoise Le Borgne, Odile Parsis et Nathalie Vuillemin (dir.), Les savoirs des primitifs, des barbares et des sauvages aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Garnier, 2018, p. 61-78.
– Article « Sauvage », dans B. Baczko, M. Porret, F. Rosset, Dictionnaire critique de l’utopie au temps des Lumières, Genève, Georg, 2016, p. 1167-1191.

b) LE SAVOIR IMPOSSIBLE: nombre de fonds manuscrits de voyageurs regorgent de papiers, dessins, ébauches, brouillons inaboutis, promesses de publication qui restent lettre morte. Je me suis donc interrogée plus spécifiquement sur les difficultés méthodologiques et épistémologiques qui semblent rendre si difficiles la mise en forme d’une pensée et d’un propos cohérents du voyageur savant: difficultés de lecture du territoire; problèmes matériels (financiers surtout) rendant impossible une étude suivie des lieux et/ou, au retour, une publication; absence d’outils, lorsque les méthodes européennes ne s’appliquent pas aux productions d’un territoire éloigné; méthodes insuffisantes pour classer et répertorier efficacement les informations recueillies. Ces recherches m’ont conduite, dans mes dernières publications, à montrer comment le territoire lointain vient parfois à tel point bousculer les certitudes du voyageur, qu’il développe une vision de la nature difficilement compatible avec les principes de la science européenne.

Quelques publications

– « Aux pays des formes insolites: paysages botaniques et ordre naturel »,Versants. Revista Suiza De Literaturas románicas, 1 (70), novembre 2023 [En ligne].
– « Savoirs déplacés : quand les nouveaux horizons font vaciller la science européenne », Viatica, n° 10, 2023. [En ligne]
– Avec Thomas Wien (direction d’ouvrage), Penser l’Amérique: de l’observation à l’inscription, Oxford, Voltaire Foundation, 2017.
– « D’une impossible inscription, ou l’institution du manque dans le Voyage à la Martinique de Thibault de Chanvalon (1763) », dans Nathalie Vuillemin et Thomas Wien (dir.), Penser l’Amérique: de l’observation à l’inscription, Oxford, Voltaire Foundation, 2017, p. 195-224.
– « Du carnet au livre : l’ouvrage impossible ou l’autre périple des savants au retour d’Amérique du Sud. L’Exemple d’Hipólito Ruiz », in Miriam Nicoli (éd.), L’imprimé scientifique (16e-18e siècles) : enjeux matériels et intellectuels, Lausanne, eBooks-BHMS_3, 2014, p. 37-46. [pdf]

c) JOSEPH DE JUSSIEU: envisagé au départ comme un voyageur parmi d’autres à l’histoire particulièrement dramatique, Jussieu est devenu le centre de mes recherches actuelles sur les figures de « savants silencieux »: après 36 ans passés au Pérou entre 1735 et 1771, il rentre en France, dépossédé de l’essentiel de ses manuscrits, sans avoir jamais publié une ligne sur ses recherches botaniques, et apparemment frappé de démence. Les manuscrits de ce savant ainsi que son herbier invitent à une réflexion en profondeur sur ce que disent des sources éparses, souvent peu explicites, qui contiennent en elles une expérience du territoire jamais racontée réellement.

Quelques publications

– Les silences du voyageur: Joseph de Jussieu au Pérou (1736-1771) », dans Laurent Tissot, Patrick Vincent, Jacques Ramseier (eds.), Dévoiler l’ailleurs. Correspondances, carnets et journaux intimes de voyage, Neuchâtel, Alphil, 2020, p. 21-34.
– « Perdre langue », dans Emmanuelle Sauvage (dir.), Les voyageurs face aux langues. Apprentissage, expérience, transmission, Paris, Kimé, 2020, p. 39-50.
– « Un ‘Je’ peut en cacher un autre : statut et construction de l’intimité dans la correspondance de Joseph de Jussieu », dans Philippe Antoine et Vanezia Parla (dir), Voyage et intimité, Paris, Classiques Garnier, 2018, p. 59-72. [pdf]
– « Du dépaysement, ou l’impossible fabrique du savoir », Viatica, n° 4, mars 2017: Donner à voir et à comprendre. [En ligne]

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